Au bord de l’extinction

Quelle excitation le printemps doit représenter pour une abeille. La première lueur du ciel alors qu’elle s’envole par une température stable de 10 degrés Celsius, enfin libre, mais sûrement encore engourdie par les mois de froid hivernal, seule et ayant épuisé ses réserves nutritives. Vous avez rêvé (oui, les abeilles rêvent aussi!) de ce moment : le premier vol pour affronter le vent et découvrir ce qui a changé depuis l’automne. Le vent et la lumière du soleil, la distance jusqu’aux fleurs en pleine floraison, l’altitude, le nectar ou le pollen disponibles, leur concentration en sucre, leur teneur en protéines, et leur quantité. Tant de choses à faire, à savoir et à apprendre en butinant. Première escale : votre fleur préférée, certainement à son apogée, honorée d’être votre muse.

Quel choc ce doit être de trouver vos fleurs déjà ravagées! Mal pollinisées, elles ne porteront jamais de fruits et risquent de ne pas revenir l’année suivante. Les abeilles domestiques, livrées à la ferme locale par colonies de 50 000 individus, plus fortes et plus grandes, explorant de plus vastes territoires comme le fait souvent la domestication, arrivent en masse. Des colonies de 40 000 à 60 000 abeilles chacune, omniprésentes et tenaces, prêtes à consommer tout ce qui se trouve sur leur passage. Et maintenant, il n’y a plus d’autres fleurs à des kilomètres, et vous avez si faim. Méfiez-vous aussi des maladies persistantes et des virus qu’elles laissent derrière elles, auxquels vous n’avez ni tolérance ni défense.

Beaucoup des habitats autrefois florissants ont été transformés en logements, autoroutes, centres commerciaux et parcs de monoculture. Ce déséquilibre a engendré des infestations de certains insectes, exterminés avant même qu’ils n’aient la chance de menacer les récoltes des agriculteurs à coups de pesticides, souvent ceux qui enrobent chaque graine semée ou qui saturent les champs de pulvérisations, s’infiltrant dans les nappes phréatiques et devenant impossible à éviter.

Lorsque les semi-remorques sont chargées et que les ruches d’abeilles domestiques sont parties, il ne reste plus de pollen. Vous fouillez alors désespérément ce qui est encore de saison, espérant pouvoir rassembler suffisamment pour survivre un autre hiver.

Le déclin alarmant des pollinisateurs

L’abondance des insectes volants a chuté de trois quarts au cours des 25 dernières années. Plus de 40 % des espèces de pollinisateurs invertébrés—en particulier les abeilles et les papillons—sont désormais menacées d’extinction.

Pourquoi? Nous n’avons pas encore accumulé suffisamment de recherches pour avoir une compréhension exhaustive de tous les facteurs en jeu et prendre des décisions éclairées. Bien que de nombreux organismes se soient efforcés d’identifier les coupables, nous avons appris que la situation est bien plus complexe, impliquant de multiples facteurs aggravants.

En raison de leurs propriétés hautement toxiques et persistantes, les pesticides affectent et s’accumulent dans des organismes non ciblés, y compris les microbes, les algues, les invertébrés, les plantes, ainsi que les humains, entraînant de graves conséquences.

Leurs effets incluent la suppression des ressources florales essentielles, des impacts subtils mais préoccupants sur la reproduction, la navigation et la mémoire, ainsi que des incidents marquants où les pesticides tuent les abeilles. L’exposition aux pesticides peut également exacerber les effets d’autres facteurs de stress sur les populations de pollinisateurs, tels que la perte d’habitat et l’exposition aux agents pathogènes et aux maladies.

Le rôle de l’activité humaine dans le déclin des pollinisateurs

Les abeilles et autres pollinisateurs sont essentiels à la santé de nos écosystèmes. Pourtant, ils sont en déclin rapide en raison de la combinaison de la perte d’habitats, des maladies, du changement climatique et de l’exposition aux pesticides comme les néonicotinoïdes (néonics).

À elle seule, la pollution lumineuse a des effets négatifs sur les taux de reproduction, les comportements de parade nuptiale, la vulnérabilité à la prédation, la navigation, les rythmes circadiens, la reconnaissance des signaux visuels et la sensibilité de la vision.

Comme pour nous, une variété de facteurs agressifs, tels que la pollution de l’air et de la lumière, les parasites invasifs provenant des abeilles domestiques, les poisons infiltrés dans les nappes phréatiques et la nourriture que nous consommons, affaiblissent leur capacité à lutter contre les bactéries nocives et à maintenir leurs systèmes auto-immuns.

Au Canada, il n’existe aucun cours d’eau ni aucun légume en vente dans les épiceries qui ne contienne pas de traces d’au moins un pesticide. Ces traces respectent les normes de sécurité, mais s’est-on demandé comment une exposition continue à faibles doses peut affecter notre santé?

Les limites de sécurité sont fixées en fonction des niveaux de consommation de toxines jugés acceptables pour les humains, mais les pollinisateurs sont beaucoup plus sensibles à ces substances. Nous savons désormais que les propriétés des pesticides les plus courants sont solubles dans l’eau, ce qui leur permet de s’infiltrer dans les nappes phréatiques et les habitats environnants. En fait, il n’y a aucun fleuve au Canada qui n’en contienne des traces. Et la menace ne fait qu’augmenter.

Ces faits, bien que brutaux, nous rappellent que pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, il faut examiner l’augmentation de 300 % au cours des 50 dernières années de la production agricole dépendante de la pollinisation animale. Cela a contraint les agriculteurs à maximiser la productivité des mêmes parcelles et à adopter des pratiques visant à réduire les produits imparfaits, car les consommateurs préfèrent des tomates sans défaut et de grande taille.

Imaginez un agriculteur contemplant ses champs de colza infestés de vers gris, juste avant que les fleurs ne commencent à éclore et que les abeilles domestiques, louées pour polliniser, n’arrivent la semaine suivante. Les solutions réactives, comme l’utilisation d’engrais et de pesticides, ont sauvé de nombreuses récoltes et évité l’effondrement de nombreuses exploitations, tout en étant étroitement surveillées par des politiques de santé publique.

La valeur économique et écologique des abeilles indigènes

Les abeilles sauvages indigènes ne produisent pas de miel, mais leur contribution est bien plus précieuse. On estime que leurs services gratuits de pollinisation, en tant qu’observateurs discrets, apportent 50 milliards de dollars par an à l’économie américaine. Elles sont plus efficaces individuellement et pour certaines cultures spécifiques que les abeilles domestiques, et elles propagent les fruits et baies qui forment la base du réseau alimentaire soutenant tout, des oiseaux chanteurs aux grizzlis.

Les abeilles indigènes sont également plus tolérantes à une variété de conditions climatiques difficiles. Bien adaptées aux températures plus fraîches, les bourdons se réchauffent en frissonnant avec leurs muscles de vol. Leur taille et leur fourrure épaisse leur permettent de retenir cette chaleur, ce qui les rend capables de voler à 5 °C et même par des températures plus froides.

Alors que le climat et d’autres conditions perturbent les populations d’abeilles domestiques, les pollinisateurs sauvages agissent comme un filet de sécurité écologique.

« Où s’est produit le décalage — pourquoi avons-nous soudainement attribué à l’abeille domestique le rôle principal de pollinisateur ? » s’interroge Colla. Depuis 2010, sept des 45 types de bourdons indigènes au Canada sont répertoriés comme en voie de disparition, menacés ou préoccupants.

Pour certains agriculteurs, les abeilles sauvages sont essentielles à la production lorsqu’un printemps est plus froid que d’habitude. Même par 5 °C, les bourdons sortent travailler, tandis que les abeilles domestiques ne volent qu’à des températures supérieures à 12 °C. Si le temps se réchauffe puis refroidit à nouveau, les pommiers atteindront leur floraison maximale, et la récolte annuelle dépendra des abeilles sauvages. D’autres cultures locales ont co-évolué avec des espèces spécifiques d’abeilles indigènes, et aucun autre pollinisateur ne peut récolter leur pollen aussi efficacement, voire pas du tout en cas de mauvaise récolte.

L’appel à la résilience dans les pratiques agricoles

Après des saisons marquées par des incendies de forêt, des inondations et des vagues de chaleur, il est impératif de construire des systèmes alimentaires résilients capables de résister aux pires défis que la nature peut nous imposer. Cependant, une dépendance excessive à l’abeille domestique européenne pour la pollinisation des cultures revient à mettre tous nos œufs dans le même panier, avertit Sheila Colla, écologiste au Centre d’écologie, d’évolution et de conservation des abeilles de l’Université York.

En Saskatchewan et en Alberta, les deux provinces les plus touchées par le manque d’habitats pour les pollinisateurs près des terres agricoles, l’augmentation des habitats et des populations de pollinisateurs sauvages pourrait potentiellement accroître la production alimentaire pour l’équivalent de 11,5 millions et 4,3 millions de personnes nourries, respectivement. Cela pourrait également augmenter les revenus agricoles d’environ 1,6 milliard de dollars pour la Saskatchewan et 597 millions de dollars pour l’Alberta.

Au Canada, des actions ciblées visant à augmenter les habitats pour les pollinisateurs sauvages pourraient fournir une nutrition supplémentaire pour l’équivalent de 30 millions de personnes par an et augmenter les revenus agricoles de près de 3 milliards de dollars chaque année. Ces initiatives garantiraient la santé à long terme des pollinisateurs indigènes tout en renforçant la durabilité et la stabilité de l’agriculture et de l’approvisionnement alimentaire canadiens. Sans ces mesures, les agriculteurs pourraient devoir recourir à des alternatives potentiellement plus coûteuses pour augmenter leur productivité ou se fier uniquement aux abeilles domestiques.

La science derrière la diversité des pollinisateurs

Les recherches montrent que la présence de pollinisateurs dans les champs agricoles peut accroître la production de fruits et de graines, améliorer la qualité des fruits et enrichir la valeur nutritionnelle des cultures (Klein et al., 2007, IPBES, 2016).

Par exemple, les bourdons peuvent effectuer la pollinisation vibratile de nombreuses espèces de cultures, augmentant de manière significative le rendement et le poids des fruits par rapport aux abeilles domestiques (Cooley and Vallejo-Marín, 2021).

De plus, la diversité des communautés de pollinisateurs contribue davantage à la stabilité des rendements et évite les baisses de production. Les différentes espèces de pollinisateurs ont des comportements de butinage, des schémas d’activité et des réponses aux conditions changeantes qui varient (Garibaldi et al., 2011, 2014).

Les vastes exploitations agricoles en monoculture posent un problème particulier. « Il y a un pic de ressources lorsqu’elles fleurissent, mais une fois que la floraison est terminée, il n’y a plus rien », explique Liczner. Ces terres deviennent alors des déserts de ressources pour les pollinisateurs locaux.

Environ 24,4 millions de Canadiens dépendent des pollinisateurs sauvages pour répondre à leurs besoins nutritionnels annuels, et en 2019, le Canada comptait 45,77 millions d’hectares de terres agricoles (Statistique Canada, 2019). Pour mettre ces chiffres en perspective, le nombre de personnes dont les besoins nutritionnels sont partiellement assurés par ces pollinisateurs représente plus de la moitié de la population canadienne.

Les pollinisateurs sauvages bénéficient à un plus grand nombre de personnes que ce qui est estimé ici, en contribuant partiellement aux besoins nutritionnels d’une alimentation moyenne, qui repose sur de multiples sources de nutriments et d’énergie. En outre, les cultures dépendant des pollinisateurs jouent un rôle essentiel dans une alimentation humaine saine, car elles fournissent une part importante des micronutriments essentiels au niveau mondial (Eilers et al 2011).

Une stratégie nationale pour la protection des pollinisateurs

Les pratiques de gestion qui favorisent la biodiversité bénéfique à la production agricole, telles que la culture intercalaire, la rotation des cultures et la diversification au sein des exploitations, jouent un rôle clé (Kovács-Hostyánszki et al., 2017).

Une stratégie nationale visant à protéger les pollinisateurs sauvages pourrait non seulement renforcer les économies locales, mais aussi garantir la production d’aliments essentiels sur le plan nutritionnel.

Il n’existe pas de solution rapide ou universelle pour réparer les dommages que nous avons causés depuis le début de la révolution industrielle. Certaines espèces d’abeilles indigènes sont en déclin dramatique. Plutôt que d’attendre que la situation devienne critique et de devoir répondre avec des mesures radicales et peu étudiées, choisissons une approche naturelle. Prenons chacun la responsabilité de notre espace, aussi petit soit-il, et offrons-le aux pollinisateurs pour vivre en harmonie, comme ils le font depuis toujours.

Quand les abeilles indigènes disparaissent, elles s’éteignent pour toujours. Peut-être pourriez-vous leur offrir un refuge chez vous.

Elles bourdonnent encore autour de nous, si petites, si libres et sauvages, si essentielles à notre bien-être, et pourtant nous les connaissons à peine. Les recherches menées sur ces espèces sont encore trop rares, laissant un vide dans les études nécessaires à l’élaboration sécuritaire d’une stratégie nationale pour les sauver. Pourquoi ne pas contribuer en les invitant dans votre jardin? Observez-les, découvrez qui elles sont et comment elles apportent de la joie à votre monde.

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